Vous connaitrez les chutes dans les orties, cuisantes pour vos poignets ; les fils de fer barbelés cuisants pour le délicat épiderme de votre entre-cuisse ; et les bredouilles cuisantes pour votre amour propre.
Vous connaitrez les sarcasmes des profanes, les mépris de votre compagne et les conseils des raseurs .Vous dégusterez jusqu’à la lie les reproches de celle dont votre « putain de pèche « (ou de vélo ou de football c’est selon)absorbe le budget de toilette ou de cinéma ; vous serez chargé par des taureaux , piqué par des taons , harcelé par les moustiques ; vous prendrez froid , vous ruissellerez et sentirez le déménageur .Le vin acidulé du bistrot vous corrodera l’estomac , vous empesterez l’ail ….
Mais comme vous serez heureux !
Libre, vous comprenez, libre de ne pas jouer au bridge avec tous ceux qui vous considèrent comme un piqué et qui mangeront vos truites en disant qu’elles sentent la vase ; libre dans un palais de rêve où l’orchestre du plein air vous jouera en sourdine de liquides mélodies, libre de respirer, de vous désintoxiquer, d’évaporer à pleine eau les poisons de la ville, libre …
A l’aube – car vous vous lèverez comme nous à 3h en plein été pour aller pêcher et revenir à temps au bureau ! – à l’aube vous dégusterez par tous vos sens, tous vos pores, par les narines et par la trachée, par les yeux et par la paume des mains, la saine fraîcheur du petit matin.
Dans les fermes s’allumeront les lampes des paysans des paysans buvant leur café arrosé , les coqs s’abîmeront la gorge à racler leur « cocorico » rouillé , les vaches mal réveillées iront souffler dans l’eau de l’abreuvoir. Les truites, tout à fait réveillées, elles, goberont ça et là, et vous courrez d’un rond à l’autre, ayant tout à fait oublié nos recommandations de prudence.
10h venant, la coiffe de votre chapeau commencera d’adhérer à votre front .Autour des tilleuls de la route, les abeilles mettront leur ronronnante mélodie en route. Les moucheronnages auront cessé.
Vers midi tout au plus, alors qu’au creux de votre estomac murmurera le merveilleux appétit des justes ; les truites monteront à nouveau sur les grandes mouches rousses et la votre, jamais lasses .Vous en verrez des grosses noires, zigzaguant sur place le long de la berge, attendant anxieusement ce que votre geste va leur apporter.
Vous irez déjeuner chez le petit bistrot du village, sur une nappe en papier, seul merveilleusement, devant l’affiche où sont énumérés les droits du parfait buveur. En fin de repas viendra un étrange café palichon édulcoré d’un sucre difficilement disputé aux mouches , bu sur la table auprès du sceau violacé dont votre verre aura marqué votre réconciliation avec le gros rouge .
Ce café absorbé donc, et la luette embrasée de calvados chlorhydrique, vous retournerez à la rivière et vous vous endormirez au pied d’un saule, indifférent aux fourmis et aux mouches.
Plus tard, le crissement des martinets rayant le ciel vous réveillera d’un rêve où meuglaient des vaches .Tant de temps de perdu !!
Mais non, la rivière recommencera à peine à respirer .Des ronds recommenceront à naître partout, éclaboussement des petites, effleurement profonds des grandes .Des vagues de chasse et lents remous, au ras des herbes, au milieu du courant ; plus haut encore …
La nuit vous trouvera sans chapeau , le front tout frais , votre boite à mouches presque vide ; des bas de lignes embrouillés dans toutes les poches .Votre sac sera alourdi comme un ventre refusant de rester sur vos reins.
Vous comprendrez alors que l’heure légale est passée et que c’est celle de rentrer
T. BURNAND & Ch. RITZ (La pèche à la mouche 1939)